PARTIE 2 : L'EAU DOUCE - QUELS USAGES ?
Présente dans tous nos gestes quotidiens, les usages domestiques de l'eau ne constituent qu'une faible part de l'eau prélevée et consommée. Tous les produits qui nous entourent et que nous utilisons font appel à l'eau dans leur process de fabrication. C'est le cas de la voiture comme d'un ordinateur. Les aliments que nous mangeons aussi ; la viande, les céréales, les fruits et les légumes, exigent des grandes quantités d'eau. Si la géographie des ressources en eau permet d'esquisser les zones de pénurie, l'évolution de nos usages répond en partie aux interrogations sur la crise de l'eau et les réponses possibles à apporter.
L'eau vitale
Un homme ne peut survivre que deux ou trois jours sans eau, alors qu'il peut jeuner beaucoup plus longtemps. L'homme qui boit sans manger peut vivre une quarantaine de jours, s'il n'accomplit pas d'effort physique. L'eau est donc essentielle et vitale à notre survie. Par la boisson ou l'aliment, nous avons une nécessité quotidienne d'absorber de l'eau, car notre corps ne peut la stocker. La sensation de soif qui nous envahit tous est le témoin d'alerte de l'état de déshydratation de notre organisme. Composé de 70% à l'âge adulte, le corps humain voit son poids d'eau varié selon l'âge et la corpulence. Certains de nos organes comme le cerveau, le cœur, les reins, les poumons ou les muscles contiennent près de 80% d'eau. Le sang et le plasma sanguin dépassent les 90%.
Quels besoins quotidiens ?
Nous perdons en moyenne 1,5 litre d'eau par jour par la transpiration, les urines et notre respiration. Par exemple, les poumons rejettent entre 25 et 40 cl, et notre peau (transpiration) 0,5 à 1 litre d'eau. Mais peut-on véritablement limiter les besoins humains à 2,5 litres quotidiens ? 5 litres par jour suffisent à la subsistance, mais le minimum des besoins serait plutôt autour de 20 à 50 litres par jour si l'on tient compte de l'eau pour la boisson et l'alimentation (cuisson des aliments) et une hygiène correcte. Établir des seuils est difficile, tant les conditions climatiques, d'usages ou structurelles diffèrent d'un pays à l'autre. Il est important de rappeler que la qualité de l'eau est souvent plus problématique que sa disponibilité physique. L'accès à une eau saine pour tous doit demeurer une priorité - 1,1 milliard d'individus ne disposent pas d'accès à l'eau potable.
Les quantités "d'eau vitale", nécessaires et immédiatement disponibles, restent faibles, y compris dans les pays industrialisés où les usages domestiques sont les plus élevés. Pour exemple, la France, l'eau vitale ne représente qu'une faible part (7%) de l'eau utilisée à des fins domestiques (elle-même ne comptant que pour 18% de l'eau prélevée). L'eau de boisson ne compte que pour 1% de l'eau domestique prélevée.
Comme pour la terre, l'eau dans le corps humain est le principal régulateur thermique. La transpiration peut atteindre jusqu'à 10 litres par 24 heures au cours de travaux intenses sous la chaleur. Elle joue aussi le rôle d'un double vecteur. Elle apporte les éléments nutritifs, sous forme dissoute, aux cellules, et charrie les déchets métaboliques.
L'eau pour l'agriculture
L'agriculture est à l'origine de 71% des prélèvements en eau dans le monde. La plus grande partie de cette eau est absorbée par les plantes ou s'évapore, et ne réapprovisionne pas les écosystèmes. Le secteur agricole représente ainsi 90% de la consommation mondiale en eau.
Le premier usage est l'agriculture irriguée, par opposition à l'agriculture pluviale (c'est-à-dire sans apport en eau autre que les précipitations). Ainsi, l'irrigation représente à elle seule 70% de l'eau consommée dans le monde, dont la majeure partie s'évapore avant même de bénéficier à la plante. Le choix des cultures a aussi un impact fort. Le blé, l'orge, la pomme de terre et le maïs auront besoin de 500 fois leur poids en eau. Et la production d'un kilogramme de riz ou de coton inondé exige plus de 5.000 litres d'eau ! L'élevage n'échappe pas à un recours massif à la ressource. Un kilogramme de bœuf reviendrait à 15.000 litres d'eau, et 6.000 litres pour un kilogramme de volaille. L'adéquation des cultures et du recours à l'irrigation avec les ressources en eau disponibles est donc déterminante, mais ne s'opère que trop peu dans les zones en crise.
L'agriculture française représente 70% de la consommation d'eau. La majeure partie de l'eau prélevée pour l'agriculture (environ 60%) est consacrée à l'irrigation. Et la seule culture du maïs compte pour 50% de la consommation entre les différentes cultures. Si l'agriculture est indispensable à la production alimentaire mondiale, elle induit, par les prélèvements massifs en eau qu'elle opère, de nombreux effets pervers sur la disponibilité de la ressource, accentuant l'épuisement quantitatif et qualitatif en eau douce.
L'eau pour l'industrie
Représentant entre 20 et 22% des prélèvements mondiaux, le secteur industriel ne contribue qu'à 4,2% au total de l'eau consommée à travers le globe. Principale source de prélèvement en France avec 71%, l'industrie n'en consomme que 8%. Il est important de préciser que l'eau est aussi utilisée pour la production d'énergie. Le lien entre l'eau et l'énergie doit être traité distinctement. Si l'on se restreint aux utilisations industrielles, la part de l'industrie descend à 12% des prélèvements en France, et à 5% de la consommation.
Produire un kilogramme de sucre nécessitera 300 à 400 litres d'eau, un kilogramme d'acier de 300 à 600 litres. De même que la production d'un kilogramme de papier exige jusqu'à 500 litres (contre 1 à 10 litres pour du papier recyclé). On estime que la fabrication d'une voiture peut consommer jusqu'à 120.000 litres d'eau : 80.000 pour la tonne d'acier qui la compose, et 40.000 litres pour sa production proprement dite.
Quatre secteurs d'activité concentrent 66% des prélèvements industriels en France. Il s'agit de la chimie (production de fibres et de fils synthétiques : 34,3%), de l'industrie papetière (papier et carton : 12,6%), de la métallurgie (7,7%) et de la parachimie et de l'industrie pharmaceutique (7,7%) (source : CIEau). D'autres secteurs sont aussi des gros consommateurs : les IAA, le raffinage du pétrole, l'extraction des matières premières ou encore la production d'alcool. Ces industries ont des exigences variables en termes de qualité de l'eau. Une eau peu traitée suffit à l'extraction ou au nettoyage, l'industrie agroalimentaire exige de l'eau potable, et l'industrie des puces électroniques réclame une eau d'une grande pureté.
Encore rare dans les pays en voie de développement, le retraitement et le contrôle des rejets des eaux industrielles deviennent systématiques dans les pays développés, sous la pression des pouvoirs publics et de législations contraignantes. Bien que les volumes d'eau utilisés stagnent voire régressent dans les pays à hauts revenus, ils sont en croissance dans les pays en développement conjointement à leur industrie. Un des enjeux essentiels pour l'avenir des ressources en eau est la réorientation des économies, notamment du secteur agricole et industriel, dans les zones de pénuries. Les hauts niveaux de prélèvements et de consommations relevés dans le secteur agricole conduisent à une surexploitation de la ressource, et donc à son épuisement progressif, dans de nombreux pays. Le développement de l'agriculture irriguée dans certains pays s'opère malheureusement au détriment d'autres usages potentiels plus efficients. Les pays producteurs de coton sont très souvent des pays en déficit hydrique grave. La culture du coton apporte des devises mais ne permet pas aux populations locales de développer une agriculture leur permettant une auto suffisance alimentaire, faute d'une eau en quantités suffisantes.
La rareté de l'eau crée donc des concurrences d'usages.
Les usages domestiques
L'eau destinée à la boisson ne représente que 1% de l'eau domestique prélevée en France et celle pour l'alimentation, 6% ! L'usage le plus important est consacré à l'hygiène pour environ 40% de l'eau domestique, qui sert aux bains et aux douches. Cette eau de qualité contribue à la santé et restreint la propagation de bactéries et de virus. Une eau potable n'est donc pas seulement indispensable à l'eau de boisson.
À l'image du Cambodge, on constate toujours un lien entre un faible accès des populations à l'eau potable (et à des installations sanitaires minimales) avec la mortalité infantile, l'espérance de vie ou encore la morbidité. L'eau est le premier vecteur de maladies.
À l'échelle du globe, les usages domestiques ne comptent que pour 9% des prélèvements et 2,7% de l'eau consommée (en excluant l'évaporation due aux barrages). En France l'eau potable domestique compte pour 18% des prélèvements et 24% de l'eau consommée. Les eaux usées sont collectées et la consommation des ménages ne dépasse pas en moyenne 10 à 12% de l'eau prélevée. Les 90% restants retournent au milieu naturel après retraitement.
Un agriculteur malgache utilise quotidiennement 10 litres d'eau, un urbain africain près de 30 litres et à l'extrême un habitant de New York ou de Sidney, près de 1.000 litres. Un français utilise en moyenne 137 litres d'eau par jour, en excluant les consommations collectives. Ces chiffres doivent être nuancés en tenant compte du fait qu'un usager urbain consomme plus d'eau qu'un usager rural.
L'amélioration des conditions de vie s'accompagne toujours d'une augmentation de l'usage domestique de l'eau. Un lave-vaisselle utilise jusqu'à 4 fois plus d'eau qu'une vaisselle faite à la main. Et les fuites domestiques sont nombreuses. 15 à 20% de l'eau prélevée finirait en fuites de robinets, de chasses d'eau … . C'est aussi, sans compter sur l'état du réseau d'acheminement de l'eau potable. Les fuites peuvent représenter jusqu'à 30%. Dans les pays en voie de développement l'état du réseau est très médiocre. L'accès à l'eau potable est déjà très difficile et les fuites sont encore beaucoup plus importantes. On estime que dans un pays comme l'Égypte, la déperdition de l'eau potable entre sa source et sa destination au robinet peut atteindre jusqu'à 70%. Sans investissements très importants ces pays seront toujours en souffrance hydrique.
L'eau et l'énergie
Les usages énergétiques de l'eau illustrent parfaitement la différence entre prélèvements et consommation d'eau, et notamment les limites des seules statistiques de prélèvements. La différence entre l'eau prélevée et l'eau réellement consommée est en général rejetée dans les fleuves et rivières où elle a été puisée. Un lien indissociable unit l'eau à l'énergie. Si la production d'énergie exige de l'eau, fournir ou produire de l'eau nécessite également de l'énergie. C'est le cas de l'énergie produite dans les centrales nucléaires et thermiques. L'eau sert à transporter la chaleur, à refroidir les installations, ou encore sous forme de vapeur à faire tourner les turbines. L'énergie produite d'origine hydraulique représente 19% de la production mondiale, loin derrière les énergies fossiles (64%), mais devant l'énergie nucléaire (14%). Pour 66 pays, l'énergie hydraulique produit plus de 50% de leur énergie électrique, et pour 24 pays, au moins 90% (99% pour la Norvège).
L'accroissement massif de la demande énergétique prévue au XX1ème siècle combiné au caractère restreint des réserves en énergies non renouvelables augure d'une crise énergétique majeure. Elle trouve ses causes prévisibles dans l'augmentation de la population mondiale, du niveau de vie, de l'activité industrielle et donc conséquemment d'une augmentation de la demande mondiale. Sans oublier les 2 milliards d'individus qui n'ont pas accès à l'électricité.
Face aux problèmes de réserves des principales sources de production d'énergie (pétrole, gaz, uranium, charbon), même si toutes les réserves ne sont pas connues ou sont sous-estimées, l'énergie hydraulique demeure une énergie d'avenir et son usage devrait s'accroître comme celui des autres sources d'énergies renouvelables (solaire, éolienne, géothermique, biomasse, énergie tirée des déchets). Les pays émergents n'utilisent que 15% de leur potentiel hydroélectrique et les pays industrialisés 70% en moyenne. Pour exemple, les États-Unis disposent de 2.500 barrages qui nécessitent des aménagements pour être pleinement exploités.
La question environnementale favorise l'intérêt à porter sur l'hydroélectricité, du à l'absence de rejet de dioxyde de carbone, de méthane, de dioxyde de souffre et d'oxyde d'azote (plus connues sous le terme de pluies acides). L'énergie hydraulique est une solution flexible, adaptable à la demande en électricité par le contrôle du débit d'eau libéré. Les aspects négatifs reposent sur la nature des aménagements nécessaires qui mobilisent des investissements importants et ont toujours des coûts environnementaux et sociaux. La construction d'un barrage entraine obligatoirement des expulsions et l'inondation de vastes zones, ce qui impacte obligatoirement les écosystèmes. Pour limiter ces impacts négatifs, il faut privilégier les structures de petites tailles. La Chine dispose de 60.000 petites centrales hydroélectriques, autonomes, d'une production inférieure à 10 mégawatts.
Le volume croissant de la demande en électricité réclame néanmoins le maintien de grands barrages hydroélectriques. 200 sont construits annuellement soit pour remplacer des barrages vieillissant, soit pour compléter le parc existant. Ils ne suffisent pas. En Inde 20% de l'électricité produite est utilisée pour le pompage des nappes phréatiques.
La fourniture d'eau peut être très consommatrice d'énergie.
Sur les 45.000 grands barrages existants aujourd'hui, 40.000 ont été construits après 1949. Avant cette date la Chine en comptait seulement 22. Maintenant, elle dispose d'un parc de 22.000 grands barrages, soit 45% du parc mondial. L'Espagne avec 1.200 constructions, contre 569 en France, compte le plus grand nombre de barrages par habitant et par km². La Commission mondiale des barrages qualifie de grand barrage une construction dont la hauteur est supérieure à 15 mètres, ou si elle est comprise entre 5 et 15, dont le réservoir a une capacité supérieure d'au moins 15 millions de m³.
Les impacts des barrages sont multiples sur leur environnement.
Tout d'abord, les réservoirs constitués génèrent une importante évaporation. Pour exemple, le barrage d'Assouan en Égypte causerait l'évaporation de 10 km³ d'eau par an soit 12 à 18% du cours du Nil. La Namibie serait la plus affectée par cette évaporation. Ensuite le barrage retient les limons qui fertilisaient les terres, avant sa construction, ce qui obligerait l'apport d'engrais artificiels. L'accumulation contrainte du limon et de sédiments réduirait la capacité du réservoir et son potentiel hydroélectrique. Les poissons migrateurs se voient privés de l'accès à leurs zones de fraie et sont menacés. La raréfaction du limon appauvrit biologiquement les embouchures des fleuves et a fait disparaitre les pêcheries du delta du Nil, provoquant la suppression d'un million d'emplois. De plus, le barrage substitue des eaux stagnantes à des eaux perpétuellement régénérées. La qualité de l'eau se dégrade par eutrophisation et peut être source de maladies ou abriter des gîtes larvaires. Se rajoutent des pollutions d'origine humaine.
Ces grands barrages pour satisfaire un besoin en énergie génèrent de graves drames humains. Au XXᵉᵐᵉ siècle, 40 à 80 millions de personnes ont du être déplacées à cause des grands barrages, principalement en Chine (barrage des Trois Gorges sur le Yang Tsê) et en Inde.
Aucun choix n'est véritablement simple, tellement les aspects très positifs trouvent obligatoirement à l'opposé des impacts négatifs, qui obligent l'homme consciencieux et objectif, à se poser toutes les bonnes questions. Dans cette logique, les choix qui doivent être fait reposent toujours sur un équilibre fragile et un compromis pas toujours vertueux. Ainsi, les bons choix d'hier ne sont pas nécessairement les bons choix de demain. Ils engagent les hommes sur un avenir rarement réversible.