PARTIE 3 : DE GRANDS FLEUVES EN PÉNURIE
Les causes de pénuries en eau douce et les tensions qu'elles suscitent, diffèrent pour chaque bassin hydrographique.
La relation amont-aval désigne la domination d'un État d'aval sur un État riverain amont, ou un relatif équilibre entre les pays d'un même bassin. Cette riveraineté droite-gauche génère des discordes entre usages ou entre États.
La perception d'une dépendance future liée à la raréfaction de la ressource hydrique est déjà source de tensions, comme dans les bassins du Nil, du Tigre et de l'Euphrate. Partout, de graves impacts environnementaux menacent la pérennité des écosystèmes et des usages humains.
LE NIL - un fleuve à partager
L'Égypte est-elle un don du Nil ou de l'Éthiopie ? 85 % du débit du Nil est constitué d'affluents éthiopiens.
Sa longueur est de 6.670 km mais les cours d'eau qui aliment son bassin ont une longueur totale de 37.000 km. La superficie du bassin versant couvre 2.900.000 km². Son débit annuel moyen est de 84 Mds de m³ soit 2.830 m³ /seconde. Les pays qui le bordent sont au nombre de 10 : Égypte, Soudant, Éthiopie, Érythrée, Kenya, Tanzanie, Burundi, Rwanda, Ouganda et République Démocratique du Congo.
Histoire politique
Pendant très longtemps l'Égypte fut le seul pays à en exploiter les ressources. Mais face à l'accroissement de la demande des pays amont et de sa propre consommation, l'Égypte doit partager avec les autres.
Le premier accord de répartition imposé par les Anglais date de 1929 avec le Soudan. L'Égypte y revendiquait des "droits historiques" sources de vives tensions qui entrainèrent un nouvel accord en 1959. L'Égypte s'octroyait 55,5 Mds de m³ et le Soudan 18,5 Mds m³, contre respectivement en 1929, 44 et 4 mds de m³. Le barrage d'Assouan engloutissait une partie importante des rives soudanaises du Nil, et causait le déplacement de 60.000 Nubiens. Les autres pays qui n'ont pas été consulté rejettent l'accord.
En période de crue les sources éthiopiennes constituent 95% du Nil. Pour une population similaire (environ 68 millions d'habitants), les prélèvements en eau de l'Égypte et de l'Éthiopie sont disproportionnés : 66 Mds de m³ pour l'Égypte et 2,2 Mds de m³ pour l'Éthiopie. De même, le Soudan dont le territoire représente 61,7% du bassin du Nil, 11% pour l'Égypte et 10% pour l'Éthiopie, ne consomme que 17,8 Mds de m³ par an pour une population de 33,5 millions d'habitants.
L'Égypte est prisonnière de sa dépendance au Nil dans ses usages et est donc vulnérable à toute modification de son cours. L'accroissement alarmant des populations des pays du bassin du Nil, rend inéluctable la diminution des ressources en eau de l'Égypte. En 2020 on estime que 320 millions d'habitant vivraient aux abords du fleuve. L’augmentation de la Surface Agricole Utile (SAU) irriguée en Éthiopie et au Soudan sera un élément déterminant de leurs prélèvements. Si l'Éthiopie ne peut construire des barrages, elle développe des projets d'adduction et de stockage d'eau potable et d'eau d'irrigation. De plus en plus de terres cultivées le sont par irrigation. La pression démographique rend inévitable pour ces deux pays le besoin d'augmenter leur production alimentaire et donc leur consommation d'eau au détriment des utilisations actuelles de l'Égypte.
L'Égypte fait le forcing pour retarder les projets d'aménagements hydrauliques des pays riverains en amont, afin de maintenir intact aussi longtemps que possible le volume de ses prélèvements. Elle porte donc atteinte aux droits d'accès des populations des autres pays à leur propre ressource en eau. Ceci ce traduit notamment par un refus systématique par la Banque Mondiale et le FMI des moyens financiers suffisants pour financer les projets de barrages.
Un autre enjeu est la qualification juridique de fleuve international du Nil. Un fleuve ayant cette qualification doit être partagé par au moins deux pays et être navigable sur tout son cours. Cela implique que tout nouvel aménagement susceptible de modifier sa navigabilité doit être conditionné à l'accord de tous les États riverains. L'Éthiopie considère comme inutile l'accord de l'Égypte, puisque les barrages qu'elle a construits portent atteinte à la navigabilité du fleuve. De même l'Égypte en tant que dernier État riverain ne croit pas nécessaire de solliciter l'autorisation des États amont pour ses propres projets.
Le lac Nasser, situé en plein désert de Nubie provoque la perte par évaporation de 10 Mds de m³ d'eau par an soit 12% du cours total du Nil. Cette situation tendue est donc aggravée par l'absence de politique rationnelle de gestion de l'eau de la part de l'Égypte. Elle prélève annuellement 94,5% de ses ressources renouvelables. Ses marges de manœuvre sont très limitées et sa dépendance à l'égard des pays amont est vitale. Seule l'amélioration sensible des techniques d'irrigation utilisées par l'Égypte pourraient réduire le pression sur ces ressources en eau.
En l'absence d'une résolution pacifique des problèmes d'accès à l'eau, le contexte est explosif. Les clés de cette résolution appartiennent à l'Égypte, qui doit assumer rapidement, politiquement, socialement et économiquement une diminution inexorable de ses ressources hydriques provenant du Nil. De fait l'économie égyptienne doit se réorienter vers les secteurs secondaire et tertiaire. Quel gouvernement égyptien est en mesure d'assumer politiquement la mutation de modes de vie millénaires ? La zone du bassin du Nil a déjà fait l'objet de tensions conflictuelles tout au long de l'histoire, et le statu quo sur les ressources en eau ne peut que raviver le risque de guerres entre les pays riverains.
Le Fleuve SÉNÉGAL
Sa longueur est de 1.800 km et son débit annule moyen de 22 km³ (690 m³ /seconde). La superficie de son bassin versant couvre 300.000 km². Les pays riverains sont la Guinée, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie.
Alors qu'une collaboration existe depuis longtemps pour la gestion du fleuve entre la Mauritanie et le Sénégal, de graves tensions ont vue le jour en 1989. Les populations s’affrontent violemment, générant des dizaines de morts. Les évènements violents qui ont ponctués les relations entre les deux pays ont enraciné un nationalisme dans chaque camp : le FLAM (Force de Libération Africaines de Mauritanie), créé en 1983, en est sorti renforcé, y compris au Sénégal, et les Arabes-berbères mauritaniens se sont rapprochés du nationalisme arabe (courant nasséristes et baathistes). Profitant de cette recrudescence séparatiste, le Sénégal avait demandé le rattachement de la rive droite du fleuve à son territoire, se prévalant d'un décret colonial de 1932, mais la population noire mauritanienne est restée fidèle à son identité nationale. Normalisées avec des hauts et des bas depuis 1992, l'amélioration des relations diplomatiques entre les deux pays a permis en 2001, la tenue d'une conférence régionale africaine contre le racisme, et a condamné la Mauritanie comme "pays raciste".
Quelles sont les causes d'une telle détérioration des relations ?
Jusqu'en 1980, les deux pays construisaient des relations économiques importantes. De nombreux échanges s'organisaient, entre commerçants et des éleveurs mauritaniens venaient même s'installer au Sénégal. Inversement des fermiers et des artisans sénégalais s'installaient sur les terres au Nord du fleuve. En 1934 une mission d'aménagement du fleuve Sénégal voit le jour, puis le Comité intermission pour le Développement du bassin du fleuve Sénégal (1963-1968) puis l'Organisation des états riverains du fleuve Sénégal (OERS), qui a regroupé de 1968 à 1973, les quatre États riverains du fleuve. Depuis 1972, l'Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) a pour mission de faire profiter tous les États du bassin des bénéfices de la gestion commune, et de faire en sorte qu'aucun de ces États ne soit dépendant d'un autre pour l'accès à ses ressources. Et les enjeux sont très importants car ils touchent à l'hydroélectricité, à l'irrigation des terres agricoles et un accès à la mer, pour le Mali qui est enclavé dans le continent africain. Malgré les difficultés et les tensions, la Mauritanie, le Sénégal et le Mali ont toujours collaboré à la construction des barrages de régulation du fleuve, aux différents ouvrages hydroélectrique et d'irrigation. Jusqu'alors la Guinée marquait un manque d'intérêt pour ces questions, d'où sa tenue à l'écart des différentes institutions. Mais depuis 2002 elle bénéficie d'un statut d'observateur auprès de l'OMVS.
Le fleuve Sénégal est davantage le cadre que la cause des tensions entre la Mauritanie et le Sénégal. En 1989, les affrontements étaient le fait des usagers du fleuve entre eux, mais pas entre les deux États. Ils se fondaient plus entre des groupes locaux qui s'opposaient de par une concurrence entre leurs usages traditionnels de la ressource. Cette concurrence opposait les usagers éleveurs nomades et les usagers agriculteurs sédentaires, doublée d'un contentieux communautaire entre les Noirs Africains et les Maures.
La frontière politique résultant du découpage postcolonial ne reflète pas les usages traditionnels, avec des franchissements fréquents de part et d'autre du fleuve. Le fleuve n'est pas la frontière "culturelle" entre Arabo-berbères et les Noirs Africains. La frontière politique créé donc l'illusion génératrice de conflits. D'autres sources de conflits peuvent surgir, comme la spoliation par la Mauritanie des terres cultivées par des Noirs Africains, et leur cession à des éleveurs et cultivateurs maures. À peine sortis d'une période de conflits meurtriers ces pays feraient bien de travailler à trouver des solutions durables et acceptables par le plus grand nombre.
Les impacts environnementaux et sanitaires des aménagements du fleuve Sénégal.
Le barrage de Diama en extrême aval du Sénégal empêche les intrusions d'eau de mer à son amont, et de fait l'eau douce retenue par le barrage a favorisé l'invasion d'algues et l'eutrophisation à plusieurs endroits de la vallée du Sénégal. En amont, la salinité des terres augmente comme l'assèchement des zones humides. Les conséquences sont lourdes pour la population et sur l'écosystème. Le paludisme demeure la première cause de maladie et de décès due notamment aux eaux stagnantes. Le manque d'hygiène associé à l'usage massif de fertilisants et de pesticides provoque de graves troubles du tube digestif.
Le Bassin de l'OKAVANGO
Sa longueur est de 2.560 km et son débit annuel moyen de 15,5 km³. La superficie de son bassin versant est de 115.000 km². Les pays riverains sont l'Angola, la Namibie et le Botswana.
Ce fleuve présente la particularité d'être le seul fleuve ayant un delta qui soit continental, c'est à dire qu'il se jette dans les terres et non la dans la mer. En Angola dans le plateau de Blé, il porte l'autre nom de Cubango et délimite l'Angola et la Namibie sur plus de 500 km. Comme l'Égypte, le Botswana est totalement dépendant d'un fleuve avec un taux de dépendance aux ressources externes de 80%, soient 11,5 milliards m³/an. Alors que les ressources internes ne représentent que 2,9 milliards de m³/an. L’Okavango est donc la principale richesse hydraulique du Botswana, dont les deux tiers du territoire sont recouverts par le désert du Kalahari.
La protection du delta et ses enjeux environnementaux sont au cœur des tensions, car les pays riverains sont confronté à un écosystème complexe, très fragile et donc très sensibles aux changements. Si le Botswana pointe les conséquences imprévisibles des prélèvements d'eau imputés entre autre à l'agriculture, il faut s'arrêter sur le très important développement de l'industrie du tourisme dans le marais de l'Okavango avec son flot de pollution.
Les eaux du delta sont peu exploitables du fait d'une évaporation naturelle proche des 95% et infiltrations dans le sable à hauteur de 2%. Au final, seuls 3% restent pour les besoins humains. Mais en amont l'Angola et la Namibie projettent de construire des ouvrages hydrauliques, dont le remplissage peut s'avérer aléatoire en période de sécheresse, assez fréquentes. À la fin des années 90 la période fut très tendue entre la Namibie et le Botswana, qui se sont engagés dans une course aux armements. Seules la fin de la sécheresse et l'action d'ONG ont permis d'éviter le conflit armé.
Sous la pression américaine, fut créé en 1994 la Permanent Okavango River Bassin Commission (OKACOM) qui est un organisme regroupant les trois États du Bassin. L'objectif affiché est le développement durable du bassin. Pour l'instant cette instance est peut active et établirai actuellement un "programme environnemental stratégique". Les différents acteurs sont à la recherche de solutions techniques, comme des politiques de réutilisation de l'eau et d'économie. Certaines ONG proposent des "banques d'eau souterraine", issues de stockage d'eau dans d'anciennes galeries de mines désaffectées après réaménagement et dépollution. On parle de stocker jusqu'à 15 millions de m³ sous terre. Cette solution offrirait le gros avantage d'éviter les très fortes pertes d'eau dues à l'évaporation.
Une simulation réalisée en 2004 par l'Institut Internationale pour l'Analyse des Systèmes Appliqués (IIASA) confirme que la recharge artificielle des nappes aquifères et des prélèvements d'eaux de ruissellement souterraines suffirait à l'approvisionnement de la zone de Windhoek pendant une vingtaine d'années.
Le Détournement des eaux du Danube
Sa longueur est de 2.860 km et son débit annuel moyen de 206 km³ ou 6.550 m³/s. La superficie de son bassin versant est de 790.100 km². Les pays riverains sont l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie, la Slovaquie, la Croatie, la République fédérale de Yougoslavie, la Roumanie, la Bulgarie, l'Ukraine et la Moldavie
Les tensions les plus vives ont eu lieu à la fin des années 80, début des années 90. Le démantèlement du bloc communiste en Europe de l'Est a laissé un double héritage à la Hongrie et la Slovaquie (Tchécoslovaquie jusqu'en 1993) : une minorité hongroise en Slovaquie et la gestion du projet hydroélectrique commun de Gagcikovo-Nagymaros. Ce projet comprenait la construction de deux barrages et de canaux destinés à la dérivation presque complète du Danube dans l'un de ses anciens bras en en Slovaquie, avant de retrouver son cours originel en territoire hongrois après 24 km. Les autorités communistes initiatrices du projet avaient écarté les conséquences environnementale et sociale de la dérivation du Danube. Dès 1984, les écologistes hongrois mobilisent l'opinion publique contre le projet. Sous la pression le gouvernement hongrois suspendit puis révoqua le traité de 1977 relatif à la construction et au fonctionnement du système d'écluses de Gagcikovo-Nagymaros. Entre temps, la Slovaquie prenant en compte la non exécution de ses obligations par la Hongrie mis en œuvre en 1992 une solution provisoire qui consista notamment à détourner une partie du Danube, soit près de 80% de son cours. Ce n'est que grâce à la médiation de l'Union Européenne que les tensions furent apaisées entre la Slovaquie et la Hongrie. Les deux états acceptèrent de faire trancher leur différend par la Cour Internationale de justice de la Haye (CIJ), qui les condamna le 25 septembre 1997 à se verser réciproquement des indemnisations et à revenir aux termes de 1977.
La déviation du Danube par la Slovaquie sur une vingtaine de kilomètres conduit à l'assèchement progressif du bras naturel du fleuve, qui marque la frontière hongro-slovaque. Associé à l'image de villes comme Budapest ou Vienne, le Danube prend sa source en Allemagne et se jette dans la mer noire en Roumanie, après avoir traversé ou longé dix pays.
Les tensions s'inscrivaient dans un contexte d'une volonté d'affirmation de son indépendance par la Slovaquie, qui voyait dans la construction de barrages sur le Danube le symbole de sa nouvelle autonomie énergétique, mais aussi une émancipation à l'égard de la Hongrie. Le manque de reconnaissance de l'importante minorité hongroise sur le sol slovaque (12% de la population) et la limitation de ses droits par le gouvernement slovaque ne fit qu'aggraver le malaise intérieur et la bonne entente avec la Hongrie. Cette situation coûta à la Slovaquie son intégration dans le premier groupe des candidats à l'admission dans l'Union Européenne.
Le risque d'un conflit armé était très faible car déjà de nombreux accords signé en 1993 posaient les bases d'une coopération militaire élargies entre les deux États. Les perspectives d'intégration européenne en 2004 ont été aussi les meilleures garanties de paix et facteur de modération entre ces deux pays et plus largement sur l'ensemble de la région.
L'ancien bras du Danube et sa plaine d'inondation subissent de graves dommages environnementaux et économiques. La nappe phréatique serait en forte baisse et les usages humains comme la pêche fortement compromis.
suite : le bassin du Mékong, le bassin du Tigre et de l'Euphrate et le désastre de la mer d'Aral.